Jacqueline Dewerdt-Ogil, l’autrice qui écrit, coupe et allège

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Installée à Troisvaux (Pas-de-Calais) depuis près de trente ans, Jacqueline Dewerdt-Ogil, ancienne conseillère conjugale, a pris la plume en même temps que sa retraite.
Elle poursuit désormais son petit chemin d’écrivain au gré de son inspiration et de ses envies. Sans impératifs ni timing.
Après un premier roman en 2018, Un tilleul n’est pas un peuplier, elle a pris son temps pour ajouter la nouvelle Ma bonne Marguerite, publiée à l’été 2020 chez l’Ourse brune, maison d’édition normande et ses jolis petits livres.
Puis un nouveau roman Suzanne et ceux de la rue d’En-Bas, chez Zonaires éditions.

Passionnée de nouvelles, La Nouve a interrogé l'autrice sur Ma bonne Marguerite et son rapport au format court.

Le récit est à la 1ère personne en deux temps, à 8 et 25 ans. Pourquoi ce saut entre les âges : fillettes et femmes ? Pourquoi ne pas avoir opté pour une parole à un moment donné, avec des souvenirs d’enfance et une aventure contemporaine ?

Je vois trois temps dans le récit :
Ici et maintenant, le moment où Marguerite fait son récit : elle est âgée, elle raconte et, ce faisant, prend plaisir à observer la réaction de son interlocuteur (le lecteur ?).
Le temps de l’enfance : en bonne narratrice, Marguerite présente les personnages, leurs relations.
Les mêmes à 25 ans : c’est cela que Marguerite veut raconter, le rendez-vous. Pour s’en délecter. Elle a concocté le déroulement de cet événement, et le récit qu’elle en fait l’entraîne dans une sorte de délire. En effet, elle raconte, comme si elle y avait assisté, ce qu’elle n’a en réalité pas pu voir. C’est ce jour-là qu’elle a réalisé jusqu’où elle était capable d’aller.

Quels sont les trois qualificatifs principaux qui s’appliquent au personnage de Marguerite (sans divulgacher la nouvelle) ?

Marguerite est une séductrice, une personnalité complexe. D’autres mots conviendraient pour la caractériser, mais ils seraient trop précis.

Avez-vous connu une "bonne Marguerite" ? L’avez-vous créée par assemblage ou caricature ? Où est la part d’autobiographie dans le récit ?

Tout est pure fiction dans ce récit, les personnages, les lieux, les faits.
Cependant, une fois la nouvelle terminée, me sont revenues en mémoire des bribes de conversation entendues dans l’enfance à propos d’une voisine très affable et serviable. Une rumeur courait à son sujet, qui a, assurément, nourri mon imagination.

Pourquoi faire de Marguerite, personnage aussi complexe, une héroïne ? Pensez-vous que personne n’est parfait, ni irréprochable ? Un monstre reste excusable ? Tout bon cœur aussi a ses mauvais côtés ?

Marguerite est un personnage complexe et c’est ce genre de personnages qui m’intéresse. Gratter derrière la façade, travailler les failles. Je ne sais pas si « personne n’est irréprochable ou si un monstre est excusable » ; mon propos n’est pas de juger mais de donner à voir.

Et, comme dit Marguerite : vous ferez ce que vous voudrez de cette histoire.

Un langage simple, une écriture orale, un bavardage fluide et naturel : ces qualités cachent-elles une organisation rigoureuse ou un laisser-écrire au fil des idées, comme une discussion improvisée ?

Écriture orale qui demande beaucoup de concentration, beaucoup de travail, travail qui commence très longtemps avant que je ne me mette à écrire. J’ai besoin d’un long temps de maturation sans écriture. Il me faut visualiser la scène, le physique des personnages, entendre le timbre de leur voix, le rythme de leur débit, même si je ne décris rien de tout cela, j’ai besoin que ça vive dans ma tête.

Pour le récit du rendez-vous, j’ai vu Marguerite en transe. Ainsi, elle pouvait raconter ce qu’elle n’avait pas vu. Elle devenait voyante.
D’une manière générale, je réécris beaucoup, pour couper, alléger.

L’arrivée de Suzanne et sa mère, celle d’Émile et son père, l’école, les réactions du village, l’évolution entre 8 et 25 ans, les doutes, les incertitudes, etc. Avez-vous été obligée de passer des détails sous silence pour concentrer le récit entre la première rencontre et la scène finale ?

Toutes ces ellipses font l’objet du roman Suzanne et ceux de la rue d’En-Bas, qui était à l’état d’ébauche au moment de l’écriture de la nouvelle.

Avant cette nouvelle, vous avez publié un roman, Un tilleul n’est pas un peuplier, ensuite Suzanne et ceux de la rue d'En-Bas ; qu’est-ce qui guide votre choix entre le format court et un plus long ?

Je préfère le format court, voire très court, que je trouve plus exigeant. J’aime les scènes, les portraits.
J’ai abordé le roman comme un défi (auquel je ne croyais pas) qui a abouti à Un tilleul n’est pas un peuplier. Parallèlement, j’ai continué à écrire des nouvelles. L’écriture de Ma bonne Marguerite est venue s’immiscer dans le cours d’un projet peu défini, dont Suzanne, et non Marguerite, était le personnage principal.
Un an plus tard ce projet a abouti à un roman Suzanne et ceux de la rue d’En-Bas, dans lequel j’entremêle le journal de Suzanne, l’amie de Marguerite, et une chronique d’une cité ouvrière, sous la forme de portraits croisés. Certains chapitres ont été travaillés comme des nouvelles. Et l’épilogue du roman nous ramène à Ma bonne Marguerite. En effet, son interlocuteur, encore bouleversé par cette rencontre, en fait le récit à un ami.

Bibliographie


Pas tout facile la vie - Des clowns chez Emmaüs

récit, 2012, éditions L’Harmattan

Est-ce que les enfants jouent pendant les guerres ?
nouvelles, 2014, éditions Zonaires

Ils nous l’ont raconté
témoignages, 2014, éditions Nord-Avril

Un tilleul n’est pas un peuplier
roman, 2018, éditions Zonaires

Ma bonne Marguerite
nouvelle, 2020, éditions L’Ourse Brune

Suzanne et ceux de la rue d’En-Bas
roman, 2021, éditions Zonaires

Jacqueline Dewerdt-Ogil a offert une courte nouvelle à La Nouve, qui ne peut s'empêcher de partager !

Les anonymes

Hier, dans ma rue, il y a eu un silence. À l’heure où la nuit guette le moment de vaincre le jour. Un silence de temps suspendu.
Je les connais tous, les bruits et les silences de ma rue. Les potins, les bruits anodins, les fracas soudains. Ma rue est calme ou bruyante, passante ou déserte, chic ou populaire, c’est selon.
Tous les matins, pour accompagner le jour qui se lève, un pauvre bougre bringuebalant tangue le long des façades endormies. Poussé par les effluves de pain frais, il progresse lentement, mais avec un air d’homme pressé, vers un but connu de lui seul. Il s’ébroue et bougonne, engoncé dans ses frusques et les restes d’un mauvais sommeil. Chaque soir, d’un pas plus mal assuré encore, dans la pénombre, il revient sur ses pas. Un bras tendu vers l’avant, comme pour s’indiquer à lui-même le chemin. Ils sont plusieurs à passer la nuit sur des couchettes de fortune, à l’abri du porche, derrière la boulangerie. Ils se dispersent aux premières lueurs, le balluchon mal ficelé arrimé à l’épaule. Solitaires le jour, en meute pour traverser la nuit.
Dans ma rue, les retraités se lèvent tôt, les boutiquiers font des affaires, les étudiants rentrent tard, les chiens salissent le pavé. Des désœuvrés s’accoudent aux appuis de fenêtres et s’amusent, le téléphone vissé à l’oreille. Des groupes de touristes studieux s’arrêtent le nez en l’air, l’index pointé, le regard en alerte, à la recherche d’une date inscrite sur la façade de la troisième maison du côté pair. Un quartier où il fait bon vivre. Vivante et calme la rue.
Hier, avant le silence dont je veux vous parler, il y avait eu les bruits de tous les jours. Le chant des oiseaux dans le square nous avait poussés hors du lit. Les balayeuses nous avaient assourdis à l’heure des premières informations. Le chariot du livreur avait cahoté avec fracas. J’avais imaginé le pas mal assuré du jeune homme et sa main retenant tant bien que mal les paquets entassés à la va-vite et menaçant de perdre l’équilibre. À dix heures, les talons hauts et enjoués de la coiffeuse avaient cliqueté sur les pavés selon un rythme tout à fait nouveau. J’avais pensé que son amoureux était revenu de son mystérieux et interminable voyage. Ou qu’un autre avait conquis son cœur.
La journée avait passé. Les enfants étaient rentrés de l’école. J’avais reconnu la voix de chacun. Les uns chantaient à tue-tête, les autres racontaient leurs frasques. Les mères avaient bavardé un moment. Elles avaient fait aux enfants les recommandations habituelles avant de monter chez elles. Les grands avaient sorti les trottinettes et les planches à roulettes. Ils avaient repris leurs courses assourdissantes là où ils les avaient laissées la veille. Un peu plus tard, les mères les avaient rappelés. Chacun sait qu’après…
Après, c’est l’heure de la voiture rouge. Tous les jours, à la tombée de la nuit, quand tous nous vaquons à nos occupations, bien à l’abri dans nos appartements, une voiture rouge s’arrête devant la porte de mon immeuble, moteur allumé, vitres ouvertes, musique à fond. Commence alors un défilé de silhouettes à casquettes ou à capuches. Elles viennent on ne sait d’où, et, chacune à son tour, elles s’accoudent un moment à la vitre du conducteur. Le temps d’une conversation ? En mon for intérieur, je dis « le temps du petit trafic ». Mais je n’en sais rien et je ne suis pas policier. Les silhouettes furtives s’éloignent à grands pas glissés, bras collés au corps, mains dans les poches. Elles se regroupent devant la grille du square et enfin se dispersent. La voiture rouge a déjà disparu.

Hier, nous avions tous vécu notre journée en captant plus ou moins consciemment les bruits familiers qui rythment ainsi la vie de notre rue. Mais personne n’a entendu les bruits de l’instant qui précéda immédiatement le silence. Nous étions tous, à ce moment-là, juste avant le silence, absents aux bruits de la rue.
Et il y eut le silence. Pas le silence léger d’avant le sommeil. Pas non plus le silence des matins de neige. Pas le silence parfumé d’encens de la messe du dimanche. Pas le silence de la salle de concert à l’instant où le chef d’orchestre lève sa baguette. Non. Un silence si palpable que vous croyez vous être endormi. Un silence si épais que vous vous y engluez. Un silence que toute la rue a entendu. Les fenêtres se sont ouvertes, les bouches aussi. Les cris ont fusé, ricochant de part et d’autre de notre minuscule univers.
Quand je me suis penchée, happée moi aussi par ce silence, la voiture rouge était toujours là. Je me suis penchée et aussitôt une étoffe glacée m’a enserré le cou et le corps et le cœur et je me suis sentie salie, impuissante et coupable.
Tous ceux qui ont entendu le silence ou les cris se sont avancés dans la rue avec prudence, comme aspirés lentement vers le centre d’un cercle aussitôt formé. Mais l’horreur et le respect, et la peur aussi, les ont maintenus à distance. Le clown sur le parvis dessine ainsi le rond de son jeu. En fond de piste, la voiture rouge. Silencieuse, vitres fermées, tous feux éteints. Sur le cercle, les yeux horrifiés des voisins, et leurs mains sur leurs joues et leurs mains sur leur bouche. Les regards lancés alentour, vite revenus au centre. Et la foule, houle qui roule et remue la rumeur. Chacun voulant voir et savoir, et refusant de croire.
Les enfants se sont glissés entre leurs parents. Visages figés, bouches béantes, têtes penchées, l’air vague. Personne tout d’abord ne les a remarqués. Et soudain, dans un même mouvement, toutes les mères ont saisi leurs enfants et ont reculé en les protégeant de leurs bras vains. Trop tard. Ils avaient vu ce que jamais un enfant ne devrait voir. Comme les enfants de la faim et les enfants de la guerre, ils ont vu eux aussi et personne jamais n’oubliera ce qu’il a vu ce jour-là.
Au centre du cercle, dans le gris de cette heure indécise, j’ai vu le baluchon mal ficelé. Son misérable contenu dispersé, indiscret étalage de l’intimité bafouée. J’ai vu le manteau ouvert, un pan replié sur la cuisse. Je les ai vus les pieds comme jetés l’un sur l’autre ; j’ai vu l’improbable assemblage des deux chaussures dépareillées mais jumelles par leurs déchirures symétriques. Mes yeux, comme pour repousser le moment de voir vraiment ce que je ne pourrai pas ne pas voir, se sont accrochés aux couleurs des lacets en ficelle maladroitement entrelacés.
J’ai vu le chapeau qui avait roulé plus loin, abandonnant les cheveux trop longs, trop sales, poignée de foin qui aurait été jetée là pour accueillir le visage sombre, enfin reposé.
Je l’ai vu le ventre. J’ai vu la flaque de sang qui s’étalait doucement.
J’ai vu encore le foulard en charpie délavée dégoulinant à l’aveugle du cou à l’épaule et jusque sous le bras étiré sur le pavé, comme fuyant le corps désarticulé exposé là. J’ai vu la main ouverte, encrassée, gercée.
J’ai vu la cigarette.
Et la nuit est tombée.

Jacqueline Dewerdt-Ogil