Danièle Pétrès, l'autrice qui va vers les autres

Petres_rectangle

Danièle Pétrès fait trente-six choses et manque de temps pour en faire davantage : rédactrice en chef de la revue Inventoire chez Aleph-Écriture, elle s'adonne aussi au conseil éditorial. Que ce soit pour écrire un livre, tenir un blog, éditer une revue, organiser sa publicité ou communiquer pour votre entreprise, elle fourmille d'astuces, d'idées et de plaisir.
Après avoir oeuvré dans une maison de haute couture, elle a voulu "vivre de sa plume" ; sa capacité à imaginer et rédiger l'ont menée vers les éditions Denoël, non pour y travailler, mais pour publier un roman et deux recueils de nouvelles : Le bonheur à dose homéopathique en 2002, La lecture en 2005 et Tu vas me manquer en 2008.
Ces divertissements ne suffisent pas à rassasier l'esprit et le cœur de Danièle Pétrès qui a écrit deux pièces de théâtre et de nombreuses nouvelles publiées dans des revues dont Rue Saint-Ambroise, chez qui elle a été parmi les lauréates du concours 2022.
Pour clore ce millésime, les Éditions L'Ourse Brune ont publié sa nouvelle La Grande Maison, (avec des majucules à chaque mot). La Nouve a eu plaisir à échanger avec l'autrice, elle partage ces moments pleins d'élégance.

La grande maison

Aucun nom de personnages, ni de l’entreprise ; on apprend que l’action se situe à Paris et le restaurant près du boulevard des Batignolles. Est-ce un désir d’universalité ou de déshumanisation ?

L’histoire se déroule en une soirée. Une femme se rend au dîner d’anniversaire d’une collègue et amie, et revoit la plupart des personnes avec qui elle a travaillé. Il n’y a aucun nom de personnage, parce que c’est avant tout l’histoire d’un cheminement intérieur, un monologue qui parcourt à travers les visages des invités quinze ans de vie dans une maison de couture, comme un long travelling cinématographique.

Si j’ai gardé des éléments d’identification comme le boulevard des Batignolles, c’est surtout pour leurs sonorités. Il y a une poésie dans les mots Boulevard des Batignolles, qui invite à l’émotion, à la marche, à l’échappée. Je n’ai gardé que l'avenue comme nom identifiant les lieux du passé, en référence à la scénographie du luxe de l’avenue Montaigne.

Les lecteurs qui m’ont parlé de ce livre, se sont, à ma grande surprise, sentis concernés par cette histoire sans référence d’enseigne ni de noms, car à un moment ou un autre, chacun doit choisir entre son implication dans une entreprise et ses propres choix de vie.

Pas de dialogues, juste trois citations du "coupeur de l’atelier flou". Pourquoi cette intériorité à 99 % et pas plus ?

C’est l’histoire, au présent, de ce que provoque en elle ce dîner. Tout départ de la "famille de la grande maison" exclut, l’amitié entre collègues réside dans le fait d’y appartenir. C’est cela qui frappe a posteriori la narratrice. Pourtant, à mesure que la soirée se déroule, son attention se porte sur la rencontre d’un ancien salarié. Comme un parfum capiteux, il surgit et prend tout l’espace, au-delà des règlements de comptes du passé et des déceptions. En somme, c’est un trajet vers la reconstruction après un départ douloureux, par l’amour de quelqu’un qui n’est pas une entreprise mais un être bien réel.

Le personnage central, qui parle à la première personne, n’a pas de nom, son unique rôle est d’être une "ancienne" de la Maison, sa présence à l’anniversaire de son ex-collègue est plutôt une obligation, ses propos font penser à une contrainte et des sortes de règlements de compte. Quelle est la part d’autobiographie, d’observation et d’imagination ?

C’est une histoire que j’ai effectivement écrite après une soirée où j’ai revu mes collègues, après avoir quitté l’entreprise. Je l’ai écrite d’une traite, comme en hommage aux années que j’y avais passé. Je voulais dire la colère d’avoir quitté « cette famille » et en même temps restituer l’enivrant parfum de cette maison. Il y a d’un côté la colère et de l’autre la nostalgie. La beauté du coupeur de l’atelier flou résonne avec cet envoûtement. Il incarne aussi la possibilité d’avoir une « vraie vie », où l’on n’aimerait pas une entreprise « comme un amant ou une maîtresse », car un travail salarié ne remplit pas toute la vie affective. À un moment donné, la narratrice a compris qu’elle s’est fait dévorer par le travail. Il est temps de vivre autre chose.

Je pense a posteriori, en réfléchissant à votre question, qu’il n’y a pas de noms propres parce que tout le monde s’efface derrière ce « grand nom ». Un nom qui semble tout écraser. Je ne parle dans cette nouvelle que de mon expérience personnelle, elle m’appartient.

Beaucoup de détails sur les métiers de la haute couture ; les spécialistes de la mode donneront sans doute un nom à la Maison. Comment organisez-vous votre écriture : un sujet et vous l’approfondissez / une ambiance et vous l’habitez / des idées en vrac et la trame se tisse ?

Pour en revenir à la manière dont je procède, je pars généralement d’une première phrase et je déroule. Au milieu du récit, je trouve la dernière phrase et je parcours la distance a posteriori.

Dans le cas de cette nouvelle, ça n’a pas été le cas, je me suis laissé porter. Je voulais dire la tristesse d’en être partie, mais aussi décrire les métiers qui concourent à la vie de la maison. C’est une entreprise où tous les corps de métiers sont représentés, les gens ne le savent pas toujours, mais une maison de couture est un microcosme où tous les métiers sont représentés : du cuisinier au décorateur en passant par les comptables, les commerciaux, les chauffeurs, livreurs, gardes du corps ; les stylistes, les premières d’ateliers, les vendeuses. Il y a même un médecin et une infirmière à demeure ! (la liste n’est pas exhaustive). C’est tout ça qu’il fallait rendre sans être ennuyeux, et c’est ce pari qui m’a habitée dans l’écriture de cette nouvelle.

Il fallait dire l’essentiel sans rien oublier. Avoir une vue d’ensemble. Je l’ai écrite d’une traite parce que je savais que le lendemain, ce moment de grâce serait passé, celui où on peut ne garder que le meilleur d’une expérience, mettre son écriture au service d’un rêve éveillé, comme un défilé parfait en montrant aussi les coulisses. Comme un long plan séquence, il ne fallait pas de rupture dans l’écriture entre le début et la fin.

Il est difficile de parler de la vie dans une maison de couture sans angélisme, car ce qu’on doit en retenir est avant tout le rêve et l’univers que les robes véhiculent. Toute la difficulté était de ressusciter ce rêve, sans cacher que les salariés sont des gens comme les autres, mais sans tomber non plus dans la sociologie. Derrière chaque personne présente au dîner, il y a une partie de ce monde-là. Rien n’est dit que l’essentiel à mes yeux.

Le monde technique est représenté par les commerciaux et les premières d’atelier, le monde créatif, par le coupeur de l’atelier flou, qui va rendre la robe du styliste possible (et tous les personnages de femmes possibles qui vont habiter cette robe).

La Grande Maison contient tous les ingrédients d’un roman, des drames possibles et des enjeux disponibles. Pourtant, vous avez opté pour une nouvelle. Qu’est-ce qui a guidé votre choix ?

J’ai au départ essayé d’en faire un roman, écrit trois autres histoires qui se passent dans la maison, l’histoire d’un DRH, la petite main qui termine la robe de mariée, la directrice de la boutique qui se fait plaquer, mais la vie de la maison est une réalité finalement assez difficile à déployer car les rouages d’une entreprise sont les mêmes partout. Couture ou pas, ce qui compte dans un roman ce sont en effet les enjeux entre les personnages ; or, je voulais restituer une forme de poésie de la vie dans cette maison.

Les raisons pour lesquelles les gens y restent (ou y restaient) toute leur vie. Les robes qui défilent sur les cintres dans le couloir, les clientes fortunées qui achètent des chaussures soldées à la braderie en s’y rendant en voiture avec chauffeur, pour faire la queue « comme tout le monde » dans un entrepôt en banlieue ; ce passage entre les classes sociales et la variété des fortunes, les événements internes comme la Sainte Catherine, les cadeaux de mariage, de naissance, il y a tant à dire sur ce que concentre d’histoires une maison de haute couture.

Pourtant, je n’en retiens que son pouvoir de fascination, y compris pour les gens qui y travaillent, et qui sont prêts à bien des sacrifices pour y rester. Ce n’est pas très raisonnable et c’est très enfantin. Je ne pouvais donc parler de cette maison qu’avec une certaine légèreté, pour être fidèle à ma vision de la maison.

Pour l’aspect vraiment autobiographique, j’ai bien rencontré un "coupeur de l’atelier flou", que j’ai côtoyé pendant des années à la machine à café, sans lui demander son nom, et il avait bien dans le regard la promesse d’un orient imaginaire où se perdre. Cependant, il s’agit là aussi d’un fantasme de vie possible, comme le bruit d’une robe en taffetas, du crissement doux d’un ourlet en montant les marches du grand escalier, il n’est que l’incarnation de l’univers apparemment feutré du luxe. Il vous offre le confort et la sécurité par des matières nobles, mais cela n’en reste pas moins un fantasme, le luxe ne vous préserve pas du chagrin et de la perte des êtres proches. La promesse de la haute couture est bien celle du rêve d’un monde où rien n’est grave. Partir d’un tel univers est en fait parler de la fin de l’innocence, c’est pourquoi malgré tout, le propos est universel. On se passionne pour son travail, on oublie de vivre des aventures plus personnelles et les années passent.

La lecture est un roman qui aborde les obligations sociales que les personnages se donnent eux-mêmes, sans envie. La Grande Maison se base sur la présence contrainte et s’achève sur un départ volontaire. Le monde n’est-il qu’une suite d’injonctions et de compromis, d’apparences et de faux-semblants ?

Longtemps la vie n’a été pour moi en effet qu’une suite d’obligations à remplir, d’un rôle social où se glisser pour "faire ce qu’il faut faire". J’ai grandi dans le bureau de mes parents, qui était dans leur maison. L’après-midi je regardais les clients aller et venir, ma mère leur donnait des conseils sur la gestion de leur entreprise, la secrétaire me gardait quand elle n’était pas là. Pendant ce temps-là, j’écoutais de la musique, je parlais à mon chien, et je rêvassais. Je passais beaucoup de temps aussi à découper les silhouettes des modèles dans les magazines Jours de France.

Il se trouve que ma grand-mère avait travaillé chez le fondateur de la maison Boussac, où elle y était "employée aux écritures" jusqu’aux années 60, et comme par une sorte de continuité fortuite, alors que je venais de perdre ma mère, je suis entrée chez Dior tout à fait par hasard. Je me suis rendu compte plus tard que c’était une sorte de "bureau retrouvé" qui donnait un sens à ma trajectoire. C’est d’ailleurs pendant cette période que j’ai écrit mes trois livres publiés aux éditions Denoël. J’avais quarante ans, j’étais prête à m’accorder le temps d’écrire.

Déjà publiée "à la capitale" par Denoël, qu’est-ce qui vous a tentée dans une maison provinciale et indépendante ?

Je voulais que ce texte soit publié "à part", comme dans un coffret, celui de mon souvenir. L’Ourse brune a été le véhicule parfait de ce message comme surgi du passé. Un livre de 35 pages, à l’impression élégante avec une œuvre d’art en couverture ; le fond rejoint la forme. C’est un volume détaché du temps, ce n’est pas une nouvelle que j’aurais mélangée à d’autres. Peut-être parce que ce récit est en grande partie autobiographique. J’ai passé 15 ans dans cette maison de couture, je voulais en faire un livre. Même s’il est court, il existe.

Martine Paulais est une vraie éditrice, quoique jeune dans ce métier, elle m’a conseillée et m’a fait retravailler le texte, j’ai ainsi renoué avec le plaisir d’avoir un éditeur (en 2011 Denoël a changé de direction et mis en sommeil son département de littérature française). L’après a été difficile pour la plupart des auteurs, et pour moi aussi.

Responsable des éditions numériques chez Aleph, blogueuse de l’Inventoire... Quand trouvez-vous le temps d’écrire romans, nouvelles et pièces de théâtre ? Pourquoi et pour quoi écrire de la fiction ?

J’ai eu une vie professionnelle plus qu’active. Surtout depuis 10 ans où j’ai décidé de "vivre de ma plume". Résultat, j’ai écrit plus de 400 articles pour le cabinet de tendances dans lequel j’ai travaillé quelques années, qui m’ont pris un temps de cerveau disponible considérable ! Mais le travail a été pour moi une manière de faire des choses, rencontrer des gens et trouver ma place (encore à déterminer).

Je me mets beaucoup de contraintes, car le fait d’écrire est absolument gratuit. Je ne dois jamais l’oublier. C’est le seul espace de liberté que j’ai trouvé jusqu’à présent. L’argent qu’on doit gagner, le fait de chercher par le travail "une présence sociale" n’endommage pas cette liberté-là, parce qu’écrire est un choix purement personnel. Personne ne m’attend tout le monde s’en fout.

Pourtant, afin d’être publiée, il faut avoir des relations, le mérite à un certain stade et à un certain âge, ne suffit plus. Alors je fais des efforts, j’ai eu la chance de publier des nouvelles dans des revues cette année, j’essaie de comprendre que si personne ne m’attend, il faut aller vers les autres. C’est en le faisant d’ailleurs que j’ai fait des rencontres intéressantes. Justifiant le temps passé à essayer d’exister dans des postes salariés. Mais c’est une question compliquée, car l’effort amène l’effort, le fait d’être coincée, l’envie de s’en sortir. On ne peut pas vivre sans contrainte comme je le croyais quand j’étais plus jeune, je cherche la contrainte qui me permette d’être le plus heureuse possible, sachant que le personnage dont je me sens le plus proche en littérature est Bartleby de Herman Melville, avec sa phrase répétitive : Je préférerais ne pas. Pourtant, à l’aube de la soixantaine, je préférerais avoir écrit et publié les livres que je me suis promis de faire. Je viens de terminer un roman, un recueil de fragments poétiques et un recueil de nouvelles. Tout n’est pas perdu. Parfois il faut juste accepter qui on est, même si on aurait préféré être quelqu’un d’autre.

 

Bibliographie

La Grande Maison, Éditions L’Ourse Brune, nouvelle (2022)
Silverstone, nouvelle, Revue Pourtant (N°5, 2023)
Pendant que tu n’es pas mort, nouvelle, Revue Rue Saint-Ambroise (N°50, 2022)
Dimanche, nouvelle, revue Rue Saint Ambroise (2022)
Tu vas me manquer, Éditions Denoël, recueil de nouvelles (2008)
La Lecture, Éditions Denoël, roman (2005)
Le Bonheur à dose homéopathique, Éditions Denoël, recueil de nouvelles (2002)