Les raisons pour lesquelles les gens y restent (ou y restaient) toute leur vie. Les robes qui défilent sur les cintres dans le couloir, les clientes fortunées qui achètent des chaussures soldées à la braderie en s’y rendant en voiture avec chauffeur, pour faire la queue « comme tout le monde » dans un entrepôt en banlieue ; ce passage entre les classes sociales et la variété des fortunes, les événements internes comme la Sainte Catherine, les cadeaux de mariage, de naissance, il y a tant à dire sur ce que concentre d’histoires une maison de haute couture.
Pourtant, je n’en retiens que son pouvoir de fascination, y compris pour les gens qui y travaillent, et qui sont prêts à bien des sacrifices pour y rester. Ce n’est pas très raisonnable et c’est très enfantin. Je ne pouvais donc parler de cette maison qu’avec une certaine légèreté, pour être fidèle à ma vision de la maison.
Pour l’aspect vraiment autobiographique, j’ai bien rencontré un "coupeur de l’atelier flou", que j’ai côtoyé pendant des années à la machine à café, sans lui demander son nom, et il avait bien dans le regard la promesse d’un orient imaginaire où se perdre. Cependant, il s’agit là aussi d’un fantasme de vie possible, comme le bruit d’une robe en taffetas, du crissement doux d’un ourlet en montant les marches du grand escalier, il n’est que l’incarnation de l’univers apparemment feutré du luxe. Il vous offre le confort et la sécurité par des matières nobles, mais cela n’en reste pas moins un fantasme, le luxe ne vous préserve pas du chagrin et de la perte des êtres proches. La promesse de la haute couture est bien celle du rêve d’un monde où rien n’est grave. Partir d’un tel univers est en fait parler de la fin de l’innocence, c’est pourquoi malgré tout, le propos est universel. On se passionne pour son travail, on oublie de vivre des aventures plus personnelles et les années passent.
La lecture est un roman qui aborde les obligations sociales que les personnages se donnent eux-mêmes, sans envie. La Grande Maison se base sur la présence contrainte et s’achève sur un départ volontaire. Le monde n’est-il qu’une suite d’injonctions et de compromis, d’apparences et de faux-semblants ?
Longtemps la vie n’a été pour moi en effet qu’une suite d’obligations à remplir, d’un rôle social où se glisser pour "faire ce qu’il faut faire". J’ai grandi dans le bureau de mes parents, qui était dans leur maison. L’après-midi je regardais les clients aller et venir, ma mère leur donnait des conseils sur la gestion de leur entreprise, la secrétaire me gardait quand elle n’était pas là. Pendant ce temps-là, j’écoutais de la musique, je parlais à mon chien, et je rêvassais. Je passais beaucoup de temps aussi à découper les silhouettes des modèles dans les magazines Jours de France.
Il se trouve que ma grand-mère avait travaillé chez le fondateur de la maison Boussac, où elle y était "employée aux écritures" jusqu’aux années 60, et comme par une sorte de continuité fortuite, alors que je venais de perdre ma mère, je suis entrée chez Dior tout à fait par hasard. Je me suis rendu compte plus tard que c’était une sorte de "bureau retrouvé" qui donnait un sens à ma trajectoire. C’est d’ailleurs pendant cette période que j’ai écrit mes trois livres publiés aux éditions Denoël. J’avais quarante ans, j’étais prête à m’accorder le temps d’écrire.
Déjà publiée "à la capitale" par Denoël, qu’est-ce qui vous a tentée dans une maison provinciale et indépendante ?
Je voulais que ce texte soit publié "à part", comme dans un coffret, celui de mon souvenir. L’Ourse brune a été le véhicule parfait de ce message comme surgi du passé. Un livre de 35 pages, à l’impression élégante avec une œuvre d’art en couverture ; le fond rejoint la forme. C’est un volume détaché du temps, ce n’est pas une nouvelle que j’aurais mélangée à d’autres. Peut-être parce que ce récit est en grande partie autobiographique. J’ai passé 15 ans dans cette maison de couture, je voulais en faire un livre. Même s’il est court, il existe.
Martine Paulais est une vraie éditrice, quoique jeune dans ce métier, elle m’a conseillée et m’a fait retravailler le texte, j’ai ainsi renoué avec le plaisir d’avoir un éditeur (en 2011 Denoël a changé de direction et mis en sommeil son département de littérature française). L’après a été difficile pour la plupart des auteurs, et pour moi aussi.
Responsable des éditions numériques chez Aleph, blogueuse de l’Inventoire... Quand trouvez-vous le temps d’écrire romans, nouvelles et pièces de théâtre ? Pourquoi et pour quoi écrire de la fiction ?
J’ai eu une vie professionnelle plus qu’active. Surtout depuis 10 ans où j’ai décidé de "vivre de ma plume". Résultat, j’ai écrit plus de 400 articles pour le cabinet de tendances dans lequel j’ai travaillé quelques années, qui m’ont pris un temps de cerveau disponible considérable ! Mais le travail a été pour moi une manière de faire des choses, rencontrer des gens et trouver ma place (encore à déterminer).
Je me mets beaucoup de contraintes, car le fait d’écrire est absolument gratuit. Je ne dois jamais l’oublier. C’est le seul espace de liberté que j’ai trouvé jusqu’à présent. L’argent qu’on doit gagner, le fait de chercher par le travail "une présence sociale" n’endommage pas cette liberté-là, parce qu’écrire est un choix purement personnel. Personne ne m’attend tout le monde s’en fout.
Pourtant, afin d’être publiée, il faut avoir des relations, le mérite à un certain stade et à un certain âge, ne suffit plus. Alors je fais des efforts, j’ai eu la chance de publier des nouvelles dans des revues cette année, j’essaie de comprendre que si personne ne m’attend, il faut aller vers les autres. C’est en le faisant d’ailleurs que j’ai fait des rencontres intéressantes. Justifiant le temps passé à essayer d’exister dans des postes salariés. Mais c’est une question compliquée, car l’effort amène l’effort, le fait d’être coincée, l’envie de s’en sortir. On ne peut pas vivre sans contrainte comme je le croyais quand j’étais plus jeune, je cherche la contrainte qui me permette d’être le plus heureuse possible, sachant que le personnage dont je me sens le plus proche en littérature est Bartleby de Herman Melville, avec sa phrase répétitive : Je préférerais ne pas. Pourtant, à l’aube de la soixantaine, je préférerais avoir écrit et publié les livres que je me suis promis de faire. Je viens de terminer un roman, un recueil de fragments poétiques et un recueil de nouvelles. Tout n’est pas perdu. Parfois il faut juste accepter qui on est, même si on aurait préféré être quelqu’un d’autre.
Bibliographie
La Grande Maison, Éditions L’Ourse Brune, nouvelle (2022)
Silverstone, nouvelle, Revue Pourtant (N°5, 2023)
Pendant que tu n’es pas mort, nouvelle, Revue Rue Saint-Ambroise (N°50, 2022)
Dimanche, nouvelle, revue Rue Saint Ambroise (2022)
Tu vas me manquer, Éditions Denoël, recueil de nouvelles (2008)
La Lecture, Éditions Denoël, roman (2005)
Le Bonheur à dose homéopathique, Éditions Denoël, recueil de nouvelles (2002)